Bonjour et merci d’avoir accepté de répondre aux questions de l’entretien pour Morillon Avocats ÉDITION LIMITÉE.
- Nous sommes très honorés que vous acceptiez d’échanger avec les amis et clients de Morillon Avocats, et nous allons d’abord vous demander de vous présenter, pour ceux qui ne vous connaissent pas, et de nous parler de votre beau métier.
Je m’appelle Renaud de Stephanis, je suis Docteur en Sciences de l’Environnement et je travaille au Centre de Recherche sur l’Environnement connu sous le nom de CIRCE, qui est basé dans la région du détroit de Gibraltar. J’ai créé ce centre en 1996 et je me consacre à la recherche scientifique depuis plus de 25 ans. J’ai publié environ 70 articles scientifiques, une dizaine de livres et j’ai également formé et/ou supervisé plus de 250 étudiants de premier cycle, de maîtrise ou de thèse.
- Comment êtes-vous arrivé dans ce monde captivant de la conservation du milieu marin ?
Lorsque j’étais étudiant au Lycée Français de Madrid, il a très vite été évident pour moi que je voulais me consacrer aux questions liées à l’environnement marin. Mon père m’a transmis cet amour de la mer il y a plus de 40 ans, et ça a été quelque chose de très naturel de choisir cette voie.
- À quels défis vous confrontez-vous le plus souvent dans votre travail ?
J’aimerais pouvoir dire que le défi est d’aller en mer et de travailler avec les dauphins et les baleines. Mais la réalité est que bon nombre de défis prennent la forme de gestion stratégique, de gestion des « égos », de gestion de groupes et de recherches de financement. L’enjeu n’est pas tant d’obtenir des fonds que de travailler sur des gros projets en espérant qu’ils seront financés à terme.
- Vous avez plus de 20 ans d’expérience en matière de conservation des espèces marines. Que sait-on aujourd’hui que l’on ignorait quand vous avez commencé ? En quoi les moyens pour connaître ce monde fascinant ont-ils changé ?
Notre spécialité est la recherche sur les cétacés en Espagne. Au début, en Andalousie, on ne savait absolument rien à propos de ces espèces. Aujourd’hui, nous avons l’un des sites de travail scientifiques les mieux équipés d’Europe, avec un programme de télémétrie, de biologging[1] et de marquage photographique à la pointe de la technologie.
- Pouvez-vous nous parler brièvement de quelques-uns des projets les plus récents en matière de conservation dans lesquels vous et votre organisation avez pris part ? Qu’y a-t-il de nouveau ou de particulier à leur sujet ?
Nous avons récemment mis en place le plan de conservation de l’épaulard ibérique qui a abouti au décret APM/427/2017, du 4 mai, qui approuve les mesures de protection et de conservation des épaulards du détroit et du golfe de Cadix.
Ce projet a débuté en 1998, et durant cette période nous avons pu évaluer les problèmes dont ils sont l’objet, et essentiellement ce qu’il faut mettre en place pour que leur situation ne s’aggrave pas. Pour y parvenir, nous avons mené des études sur la dynamique des populations, l’alimentation, la génétique, les contaminants, etc…
En coordination avec des groupes d’intérêts concernés, nous avons sollicité les administrations publiques et proposé le seul plan de conservation des cétacés existant aujourd’hui en Méditerranée.
[1] Le bio-logging consiste à fixer sur un animal un dispositif électronique qui va enregistrer dans sa mémoire des paramètres issus de l’observation.
- Laquelle des espèces marines que vous étudiez et connaissez si bien vous est le plus sympathique ? Pour quelles raisons ?
En 1998, ma thèse de doctorat portait sur le globicéphale, c’est donc mon préféré. C’est une espèce dynamique, amicale, avec une structure sociale qui présente une transmission culturelle spectaculaire. Cela signifie que les comportements appris peuvent être transmis de génération en génération. Cette espèce a subi une épidémie brutale, et l’étude que nous avons faite à cette occasion, ainsi que le suivi que nous avons mené, ont confirmé l’importance de cette transmission culturelle.
- À la lecture de certaines de vos publications, on est tenté de croire que ces espèces peuvent établir une certaine sociabilité avec les humains, est-ce vrai ?
Il n’en est rien. Les épaulards[1], ou globicéphales[2], et tous les cétacés sont des animaux qui vivent dans la mer. Ils sont sociaux, c’est-à-dire qu’ils ont le temps de s’amuser. Ils ont le temps de jouer, ce qui leur apprend ensuite à chasser, ils ont le temps d’explorer, et enfin, surtout s’ils sont petits ou jeunes et ne chassent pas, ils ont le temps de chercher une sorte d’enrichissement environnemental ; quand ils rencontrent des bateaux et tentent d’interagir, c’est surtout par curiosité, ce n’est pas quelque chose spécialement inspirés par les humains, ils le font aussi avec un sac plastique s’ils en trouvent un.
- Que font-ils mieux que les humains ?
Jusqu’à présent, aucune orque n’a construit un iPhone ! Comme nous, ce sont des prédateurs de haut niveau, mais je ne classerais pas en pire ou meilleur, en supérieur ou inférieur. Chacun évolue dans son domaine au maximum de ses possibilités.
- Nous aimerions que vous évoquiez trois expériences de votre parcours professionnel : la plus enrichissante, la plus frustrante et la plus risquée.
La plus gratifiante a été la publication du plan de
conservation pour les épaulards dans le BOE dont je vous ai déjà parlé. C’est
le résultat de 20 ans de travail qui a finalement abouti. Le plus frustrant a
été de quitter l’entité en 2011 pour aller au CSIC, et de trouver un terrain à
l’emplacement de l’association à mon retour suite à la crise bancaire. La plus
risquée a été de tout lâcher pour relancer l’association, rembourser les dettes
et la relancer. Tout le capital a été en jeu, après tout.
[1] Mammifère marin à nageoire dorsale haute et pointue. DE la famille des orques.
[2] Grand mammifère marin (delphinidé) à tête globuleuse. Aussi appelé baleine pilote.
- Le modèle économique de nos sociétés met en danger les milieux marins. Dans quelle mesure est-ce vrai ? Quels processus sont réversibles et lesquels ne le sont pas ?
Il faudrait des semaines pour répondre à cette question. Le modèle économique doit être considéré d’un point de vue global. Dans le « premier monde », certaines économies sont « avaleuses » de ressources. Dans d’autres régions, le modèle est un système de survie. Ce déséquilibre représente effectivement un danger, dû essentiellement à la surexploitation et à la contamination. La résilience de la terre garantit, par chance, la régénération.
- En tant qu’enseignant, pensez-vous que les nouvelles générations sont plus ou moins conscientes du besoin d’agir pour la défense de notre environnement naturel ?
Le travail éducatif avec les plus jeunes a un impact positif, mais le problème est généralement que les enfants reproduisent ce que font leurs parents, et souvent, les parents ont un comportement difficile à modifier. À mon avis, la simple recommandation est insuffisante. Un cadre légal qui impose le recyclage, par exemple, ou qui permette de nouvelles énergies, est essentiel.
- Parlons de questions un peu plus personnelles. Qu’aimez-vous faire de votre temps de loisir ? Quels-sont vos passe-temps?
Rugby, rugby et rugby. J’aime aussi passer du temps avec ma famille et « chasser les vagues ». J’aime le cinéma de type Marvel de haute qualité.
- Vous vivez en Andalousie, qu’est-ce que le monde devrait envier à cette région si particulière ? Et quels sont les traits auxquels vous ne pouvez pas vous habituer… ou sans lesquels vous ne pourriez pas vivre ?
Je soulignerais avant tout la joie de vivre et la capacité de travailler. C’est l’endroit d’Espagne où j’ai vu les gens travailler le plus grand nombre d’heures d’affilée. Je suis aussi frappé par l’intelligence émotionnelle des gens et l’ironie appliquée au quotidien. De plus, il pleut rarement !
- Vous tenez-vous au courant de l’actualité ou préférez-vous vaquer à vos occupations sans y prêter trop d’attention ? Et si vous y prêtez attention, qu’est-ce qui vous inquiète… et qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?
L’actualité m’intéresse à 100%, il est essentiel d’être attentif à tout ce qui se passe autour de nous. Je ne comprends pas les gens qui s’informe par « ouï-dire » : « les gens disent, les gens font ». C’est une responsabilité en tant que citoyens de savoir ce qui se passe et d’agir si nécessaire pour changer les choses et restaurer ce que nous considérons comme normal. Recevoir les informations sans y réagir n’est pas une option pour moi.
- Y a-t-il des questions auxquelles vous auriez aimé répondre et que nous ne vous avons pas posées ? Souhaitez-vous partager un message particulier avec nos amis lecteurs ?
Je voudrais simplement inviter tout le monde à visiter la Plaine de Gibraltar et à découvrir les trésors que recèle cette région. Nous avons la chance d’y observer la présence d’orques, de globicéphales, de cachalots, de rorquals communs, de dauphins communs, de gros nez… C’est un des paradis du monde, comparable à l’Antarctique à mon sens. Nous travaillons actuellement à la création d’un parc naturel pour les cétacés, ce qui pourrait être une étape importante au niveau européen. Nous espérons lancer l’idée d’ici un an au plus tard !!! Ceci, combiné aux programmes de surveillance et de marquage des orques qui sont menés avec des études physiologiques et énergétiques, porte notre région à un très haut niveau. Alors, venez visiter le détroit !!
- Vous êtes un ancien élève du Lycée Français de Madrid et un ami/client de Morillon Avocats. Devons-nous leur envoyer un message d’optimisme et de bons vœux en votre nom ?
Je suis un ami du Lycée, en effet. Mon message est que l’optimisme doit prévaloir. C’est la base de la vie. Et dans le monde des cétacés, je suis heureux qu’en Europe leur environnement soit maintenu à des niveaux stables, ce qui est très positif pour quelqu’un comme moi qui y consacre son temps et son énergie.
Merci beaucoup!!!