Juliette Deschamps, vous êtes metteuse en scène, actrice et productrice de spectacles, vous êtes française et vous avez une trajectoire riche et insolite. Parlez-nous un peu de vous…
Je suis née à Paris, dans une famille d’artistes. J’ai tout de suite été en contact avec les scènes de théâtre et l’univers de la création artistique en général : un père acteur, une mère à l’époque étudiante en histoire de l’art; un grand-oncle comédien extrêmement original, misanthrope et drôle (Hubert Deschamps), un autre, cinéaste de renom (Jacques Tati), une arrière-grand-mère pianiste de music-hall qui accompagnait Fernandel … J’ai grandi dans cet univers d’invention, de fiction, de voyages. Et j’ai tout naturellement fait mes débuts sur scène à Londres, à l’âge de 7 ans !

Mes racines familiales sont françaises, russes et italiennes. J’ai toujours eu un goût prononcé pour le dépaysement, pour « l’ailleurs ». Très jeune, j’ai eu l’intuition que c’est en vivant ailleurs que je pourrais devenir moi-même et inventer ma vie. J’ai visité des dizaines de pays pour mes créations professionnelles, et j’ai vécu à Naples, à Majorque, au Mali… Depuis trois ans, je vis à Madrid où je me suis mariée et où je viens de donner naissance à mon premier enfant !
Je reste toutefois très « parisienne » dans mon éducation, ma culture, mes goûts … J’ai fait à Paris des études assez classiques (hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon, une licence de philosophie et une maitrîse de littérature à la Sorbonne, une école de théâtre, un diplôme de piano au Conservatoire…)
Je suis devenue actrice, puis metteur en scène d’opéra, de théâtre et de concerts, et auteur pour la scène tout en assurant la direction artistique de nombreux projets (disques, clips, musiques de films…). Depuis quelques années, mon travail se concentre davantage sur mes créations vidéo qui sont au centre de performances et concerts « live » en France, en Suisse, et récemment à New York. Et je suis par ailleurs régulièrement sollicitée pour programmer et produire des spectacles et des concerts.
Occupations Et Préoccupations
Vous appartenez à un secteur qui a été cruellement touché par la crise sanitaire du Covid et les mesures qui s’en sont dégagées.
Quels apprentissages en avez-vous tirés jusqu’à maintenant ?
Nous avons pu confirmer, si besoin était, la fragilité de nos existences : où le malheur finit toujours par survenir et le bonheur toujours par lui succéder. Comme une fatalité qui pourtant ne cesse de nous surprendre !
Y a-t-il des opportunités à saisir derrière toutes les inquiétudes qui marquent la période ?
Si opportunité il y a, c’est celle de prendre le temps de penser : qui suis-je ? Que suis-je devenu(e) ? Où est mon bonheur ? N’y a-t-il pas une autre façon d’habiter le monde ?
Ce sont ces questionnements métaphysiques, même s’ils sont difficiles à affronter, et l’opportunité de se réinventer qui donnent du sens à cette période absurde et vertigineuse.
Quelle évolution prévoyez-vous dans les 6 / 12 prochains mois ?
Ce sera, comme toujours, une succession de bonheurs et de malheurs – plus ou moins spectaculaires.
Que pensez-vous que vous devez apprendre PERSO ET PRO pour affronter la nouvelle « normalité » si elle devait être amenée à durer ?
La patience – qui, étymologiquement, en latin, est le synonyme de souffrance. Malheureusement, je suis très impatiente …
Pensez-vous qu’un retour en arrière est possible ? Souhaitable ?
Ni l’un ni l’autre. Rien ne se répètera et tout doit s’inventer.
Quels sont vos projets actuels ?
Je prépare plusieurs oeuvres vidéo : une m’a été commandée à partir de sonates du compositeur Biber, une autre à partir du « Poème de l’amour et de la mer » de Chausson, une troisième création, plus autobiographique, est destinée aux musées d’art contemporain.
J’assure aussi la programmation d’un festival de musique qui se tient en France en juillet.
Je prépare un Master en « Art & Business » au Sotheby’s Art Institute.
Et parallèlement, je lance un Club destiné aux amateurs d’art contemporain désireux de collectionner !
Quel est le projet de vos rêves ?
Écrire et publier mon premier livre. Et apprendre à mixer de la musique en « live ».
Que savez/pouvez-vous faire que vous ne sachiez/puissiez pas faire il y a 1 an, 5 ans ?
Pendant des années, j’ai préféré rester dans l’ombre et diriger ceux qui étaient dans la lumière. Mais depuis 2016, je suis remontée sur scène et je réalise des performances vidéo et musicales au cours desquelles je mixe en direct – chose impensable pour moi il y a quelques années !!
Pour cela il m’a fallu apprendre à mixer bien sûr, mais surtout à vaincre ma peur … Je souffre d’un trac presque maladif et qui ne s’arrange pas du tout avec les années … mais que j’arrive désormais à surmonter !
Pouvez-vous me dire trois objectifs à court terme que vous souhaitez atteindre ?
1/ « On n’habite pas un pays, on habite une langue », disait Cioran. Donc : mieux parler et mieux écrire l’espagnol !
2/ Obtenir mon diplôme d’ « Art & Business » à Sotheby’s et lancer ma première société que je viens de créer à destination de personnes désireuses de collectionner de l’art contemporain.
3/ Retrouver la scène et cette adrénaline si unique.
Quels/le(s) réforme(s)/changement(s) considérez-vous les plus urgents/importants ?
1/ Trouver le moyen d’offrir un toit et de l’eau potable à tous. Nous sommes capables de tant de choses merveilleuses et sophistiquées, comme envoyer des hommes dans l’espace …
2/ Repenser La question des frontières, à une époque où des personnes meurent chaque jour en tentant de fuir leur pays en guerre.
3/ Trouver d’urgence une alternative á la question carcérale
Dans quelle mesure les circonstances actuelles du monde vous touchent?
J’ai eu la chance de vivre ces derniers mois à contre-courant si je puis dire : alors que tout s’effondrait, moi je fabriquais un enfant, je construisais … Cela m’a donné beaucoup de force. Et le sentiment d’avancer au moment où tout se figeait autour de moi.
Quels acquis de votre vie quotidienne ont été mis en doute ?
J’ai toujours énormément voyagé pour le travail et toujours adoré ça (une centaine de vols par an ces dernières années avant la pandémie, donc un très mauvais bilan carbone !).
Je pensais que je ne supporterais pas l’immobilité à laquelle nous sommes aujourd’hui contraints. Et à l’inverse, je prends beaucoup de plaisir à être chez moi, sans valise. Cela m’a aidé à m’approprier ma nouvelle vie à Madrid, et pour la première fois peut-être à vraiment me sentir chez moi. Aujourd’hui j’envisage le voyage, le déplacement, comme une chose qui n’est plus essentielle.
Avez-vous une ou plusieurs maximes ?
« Pas de deuxième chance » : quelques mots prononcés par le psychanalyste Paul Denis et qui ont été pour moi une révélation.
« Courage, après c’est fini » : une phrase au mur de l’appartement de mon amie Nathalie de Saint-Phalle à Naples. Tellement drôle et vrai !
Inspirations
En dehors des arts de la scène, qui sont votre domaine, quelle forme d’art préférez-vous ?
La musique et la peinture.
Quels sont les artistes – toutes disciplines confondues – vivants ou non, que vous admirez les plus (jusqu’à 5) ?
Johann Sebastian Bach, Bill Viola, Maria Callas, Sarah Bernhardt, André Breton, Pina Bausch…
Quels sont les faits historiques qui vous fascinent le plus ?
Le massacre de la Saint-Barthélémy, la conquête de l’Amérique, le règne de Louis XIV, la vie et la mort de Marie-Antoinette.
Y a-t-il des livres qui vous aient particulièrement marquée ?
Nadja d’André Breton, Van Gogh ou le Suicidé de la société d’Antonin Artaud, La Confusion des sentiments et Marie-Antoinette de Stefan Zweig, Roméo et Juliette de Shakespeare, Le Banquet de Platon.
Quelles sources d’inspiration recommanderiez-vous à quelqu’un qui se lancerait aujourd’hui dans les arts de la scène ?
Des oeuvres qui parlent, de façon plus ou moins détournée, des artistes, et de notre métier :
- Café Müller – chorégraphie de Pina Bausch
- Mein liebsterFeind, documentaire de Wernez Herzog sur la relation avec son acteur fétiche Klaus Kinski
- Si tant est que l’opera soit du thêatre, essai de Parrice Chéreau
- Les Petits pas, un spectacle de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff
- Le Théâtre et son double, essai d’Antonin Artaud
- Opening night, film de John Cassavettes
- A queen of hearts, mon spectacle et disque avec la chanteuse Rosemary Standley
- La peinture d’El Greco
Quelles sont les tendances actuelles du monde du spectacle qui vous inspirent ou vous intéressent le plus ?
Ce qui m’intéresse, c’est d’inventer de nouvelles formes scéniques, mêlant images, musiques, littératures et arts plastiques.
Si vous deviez mettre en scène une performance autour de la crise sanitaire et de ses conséquences, qu’offririez-vous aux spectateurs et quel en serait le titre ?
Je crois que j’aimerais filmer des gens qui se retrouvent après cette longue séparation. Capter leur émotion, l’émotion de se retrouver, de s’embrasser de nouveau, les larmes, avec peu de mots. Un peu comme la performance de Marina Abramovic et Ulay, en 2010. Il y aurait le mot « larmes » dans le titre.
Pour Finir
Si vous pouviez être quelqu’un d’autre pendant une semaine, qui voudriez-vous être ?
Un homme. J’aimerais beaucoup faire l’expérience d’habiter un autre genre. Mais une semaine seulement !
Quelle est la qualité que vous préférez chez les gens ?
La générosité.
Quelle faute vous inspire le plus d’indulgence ? Et le moins ?
La maladresse.
Et le moins ?
Le mensonge.
Quel conseil professionnel aimeriez-vous avoir reçu ? Lequel donneriez-vous ?
Se débarasser de toute forme de peur.
Avez-vous le moral, avez-vous de l’espoir/êtes-vous optimiste dans le moyen terme ?
Je suis quelqu’un de très pessimiste en général, ce qui me permet d’avoir, de temps en temps, et plus souvent que prévu, de très bonnes surprises !
Entretien réalisé par Morillon Avocats.